Patrick Blandin

« Ecologie et évolution : Maxime Lamotte à la recherche d’une synthèse »

Bien souvent, peu de mots sont nécessaires pour caractériser l’œuvre scientifique de nombre de chercheurs : il suffit d’évoquer la spécialité qu’ils ont développée, défrichée, ou même créée. L’œuvre de Maxime Lamotte, trop riche, ne se prête pas à cet exercice. Maxime Lamotte fut, très jeune, un voyageur naturaliste, découvreur d’espèces à la biologie parfois étonnante dans la savane d’altitude du Mont Nimba, en Guinée. Il fut un pionnier de la génétique des populations, avec une thèse sur les populations naturelles de l’Escargot des bois Cepaea nemoralis. Il donna une impulsion définitive à une écologie française balbutiante. L’étude de la savane de Lamto, en Côte d’Ivoire, fut l’un des grands projets internationaux d’analyse de la structure et du fonctionnement d’écosystèmes terrestres.
Devant cette diversité, on peut se demander ce qui pouvait faire l’unité profonde de la démarche scientifique de Maxime Lamotte. Quelle était donc sa quête ? Quelle interrogation essentielle motivait le jeune explorateur, interrogation qui, quelque cinquante ans plus tard, poussait le Professeur honoraire à écrire le seul livre de biologie qu’il ait signé seul ?
Au travers d’une relecture d’un certain nombre de ses écrits – dont la notice de titres et travaux qu’il rédigea, en 1956 – je m’efforcerai de faire apparaître la cohérence profonde d’une œuvre qui s’avère d’une grande force et d’une réelle modernité.


1. LA VISION INITIALE

Dans l’introduction de la deuxième édition (1967a) de son manuel de statistiques (publié la première fois en 1957), Maxime Lamotte écrit ceci : « un phénomène que l’on n’appréhende pas de façon quantitative ne saurait être considéré comme connu et il faut partout des données précises et concrètes, parfaitement définies, c’est-à-dire des données numériques ». Cette importance accordée à la quantification marque sa recherche dès l’origine. En 1942, en effet, afin d’étudier en détail la faune de la prairie d’altitude du Mont Nimba, il avait eu l’idée de procéder à des relevés quantitatifs. Disposant d’une main d’œuvre nombreuse et habile, il faisait collecter tous les animaux existant sur une surface déterminée, non seulement pour mesurer la densité globale du peuplement, mais aussi pour connaître les importances relatives des différentes espèces, pouvoir en caractériser les variations au cours des saisons et effectuer des comparaisons entre milieux.
En 1946, Maxime Lamotte publie un article intitulé « Un essai de bionomie quantitative ». Il y présente sa démarche méthodologique, inspirée de celle des botanistes utilisant des indications numériques pour décrire les types de végétation, inspirée aussi des méthodes de quantification des faunes aquatiques. Et surtout, il en explique l’intérêt, dont il montre qu’il est triple.
Les méthodes quantitatives permettent tout d’abord de faire des inventaires faunistiques exacts, aboutissant à des descriptions précises et ordonnées. Elles permettent en suite de faire des comparaisons fines entre milieux peu différents, ou d’une saison à l’autre dans un même milieu, ce qui en fait « un instrument de choix pour les recherches écologiques », notamment pour la caractérisation des exigences biologiques des espèces. Enfin, aux yeux de Maxime Lamotte, cette démarche comparative s’annonce particulièrement féconde pour l’étude des modifications temporelles des peuplements animaux, en particulier celles qui sont liées aux interventions humaines, qui déstabilisent les « ensembles faunistiques primaires ». Maxime Lamotte termine ainsi son article :
« Cette étude des équilibres des populations et de leurs modifications constitue la meilleure voie pour faire progresser de façon sûre nos connaissances sur les mécanismes de la sélection naturelle ; elle représente donc un moyen rationnel d’aborder de façon expérimentale le problème grandiose de l’évolution des espèces, qui se ramène en fait à celui de l’évolution des populations animales. »

Il ne faut pas oublier qu’à l’époque où Maxime Lamotte écrit cet essai, il travaille à sa thèse sur la structure génétique des populations naturelles de l’Escargot des bois Cepaea nemoralis. Comme il l’indique dans sa notice de titre et travaux, c’est Georges Teissier qui l’orienta « vers les méthodes modernes de la Génétique des populations – ou Génétique évolutive – qui permettent d’aborder avec un maximum de rigueur l’étude des mécanismes mêmes de l’Evolution, dont la démesure à la fois dans le temps et dans l’espace ne laisse guère de prises à une étude expérimentale d’un type classique. ».
Dès le début de ses recherches, Maxime Lamotte est donc fasciné par le phénomène de l’Evolution, qu’il qualifie de « grandiose ». Fasciné, mais convaincu que les méthodes quantitatives donnent les moyens d’explorer les processus intimes de l’évolution. Mesurer va permettre d’affronter la démesure…


2. VERS UNE ECOLOGIE SYSTEMIQUE

Les travaux initiés en Guinée vont conduire Maxime Lamotte à développer des recherches en écologie bien davantage qu’en biologie évolutive. Après son « Essai de bionomie quantitative », ses publications issues des missions portent de fait sur le cycle saisonnier d’une savane à hautes herbes (1947a), sur la comparaison bionomique de quelques milieux herbacés (1947b), sur le cycle écologique de la savane d’altitude du Mont Nimba (1958), sur les traits principaux de son peuplement animal (1962) et sur sa description quantitative (Lamotte et al., 1962).
Obligé d’abandonner l’étude du Nimba, Maxime Lamotte lance, en 1961, l’étude de la savane de Lamto, en Côte-d’Ivoire. Avec François Bourlière, dès 1962, il publie dans la revue La Terre et la Vie un article de fond sur leur conception de l’écologie, intitulé « Les concepts fondamentaux de la Synécologie quantitative ». Le moment est important, car il marque un tournant dans sa démarche. Cet article constitue en quelque sorte la charte scientifique du nouveau projet. La bibliographie est à forte dominante anglo-saxonne ; l’on y trouve en particulier l’article de Lindeman (1942) : « The trophic-dynamic aspect of ecology », et le livre d’Eugène Odum (1959), « Fundamentals of ecology ». Dans la lignée de ces textes fondateurs de l’écologie de la deuxième moitié du 20e siècle, l’article est tout entier orienté vers la quantification du fonctionnement « trophico-énergétique » des biocénoses, en vue de mesurer leur productivité.
Ainsi, Maxime Lamotte a évolué d’une approche dont l’ambition est la description exhaustive et quantifiée de peuplements animaux – « Relever avec fidélité toute la faune vivant dans un périmètre donné », écrivait-il en 1946 – , à une démarche systémique, même si, dans l’article de 1962 écrit avec François Bourlière, le mot « écosystème » n’est jamais employé, sauf dans une note en bas de page qui précise que les anglo-saxons utilisent ce terme pour désigner la combinaison d’une communauté biotique et de son biotope. L’accent est mis, exclusivement, sur les liens trophiques entre constituants d’une biocénose : il est question de « chaînes de nourriture » ou « chaînes alimentaires » – et les organismes sont regroupés en grandes catégories fonctionnelles, selon leurs rôles dans la production et la circulation de la matière organique.
En 1964, est lancé le Programme Biologique International, qui ambitionne d’établir « les bases biologiques de la production et du bien-être humain ». François Bourlière va présider ce programme, et organiser en particulier la section consacrée à la productivité des écosystèmes terrestres. Lamto devient le projet phare de la participation française au PBI. En 1967, alors que le PBI se concrétise, François Bourlière et Maxime Lamotte publient un ouvrage collectif, « Problèmes de productivité biologique ». Dans le premier chapitre, reproduit dans la Revue des Questions Scientifiques (Bourlière & Lamotte, 1967, 1968), ils introduisent l’idée que la stabilité d’une biocénose « repose sur un réseau d’interactions entre ses divers constituants d’une part, entre ceux-ci et le milieu inorganique dans lequel elles se maintiennent, d’autre part. ». Ils soulignent que cette propriété différencie une biocénose « d’une simple collection temporaire d’espèces ou d’individus réunis par le seul hasard des circonstances » et « lui impose une certaine structure et, partant, une « physiologie » particulière ». Ceci les conduit à utiliser la métaphore organismique, qui fait d’une communauté biotique une sorte de super-organisme, autonome vis-à-vis des communautés spatialement voisines. Il y a là le passage à une conception plus profondément systémique, même si Maxime Lamotte et François Bourlière n’utilisent pas encore le terme d’écosystème, que l’on ne trouve pas davantage dans la présentation du projet de Lamto publiée la même année (Lamotte, 1967b).
Maxime Lamotte avait anticipé cette vision systémique dès 1946, en réfléchissant à l’équilibre des ensembles faunistiques. En effet, tout en considérant que les groupements animaux, ou « zoocénoses », résultent d’abord de la coexistence d’espèces ayant des besoins identiques d’habitats, sans qu’il y ait de lien obligatoire entre elles, il imaginait qu’un mécanisme régulateur assure la stabilité de tout ensemble faunistique. Bien plus tard, l’idée de régulation sera au cœur d’une conception cybernétique de l’écosystème, élaborée aux Etats-Unis.
Maxime Lamotte adopte définitivement le concept d’écosystème en 1969, avec un article publié aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences et, en 1970, ce concept devient central dans sa réflexion. C’est ce que montre l’article « Ecologie » qu’il publie, avec Cesare Francesco Sacchi, dans l’Encyclopaedia Universalis. Il accorde alors un rôle essentiel aux relations entre espèces, qui sont désormais pour lui l’essence même de l’écosystème, comme en témoigne l’introduction à cet article :
« Au total, un ensemble extraordinairement complexe d’influences réciproques existe entre les êtres vivants. Le but de l’écologie est d’en dégager les caractéristiques principales et les rapports avec les facteurs abiotiques. C’est ce réseau d’interactions multiples qui, seul, en effet, permet de définir complètement un écosystème et c’est une variation de l’ensemble des éléments de ce réseau qui caractérise une différence entre deux écosystèmes ».
Désormais, Maxime Lamotte va développer une vision pleinement « écosystémique ». En 1978, dans un ouvrage réunissant les contributions françaises au Programme Biologique International, il présente avec François Bourlière le concept d’écosystème « tel qu’il est maintenant admis par les écologistes ». Après une première partie consacrée à la caractérisation des écosystèmes, ils consacrent une deuxième partie à « l’intégration des composants de l’écosystème ». Leur présentation marque une étape majeure dans leur vision de l’écologie, comme le montre le passage suivant :


« Une fois connus les compartiments trophiques d’un écosystème et les espèces qui les constituent, une fois évaluée l’importance des flux d’énergie et des cycles biogéochimiques qui les alimentent, une fois établi le bilan énergétique de l’ensemble, le travail d’analyse de l’écologiste n’est pas terminé – même si les résultats peuvent déjà se traduire par un modèle mathématique.
Il reste en premier lieu à comprendre comment les espèces végétales et animales participant à la biocénose sont intégrées en une véritable structure, en système de transformations qui comporte ses propres lois – par opposition aux propriétés des éléments qui le composent – et qui se conserve ou évolue par le jeu même de ses transformations. Il reste aussi à identifier les facteurs qui fixent les limites du système, en contrôlent le fonctionnement et en orientent l’évolution, et à en préciser les modalités d’action. ».


3. LA SYNTHESE ANNONCEE

Par sa thèse, soutenue en 1951, Maxime Lamotte s’était positionné comme l’un des pionniers français des recherches modernes sur les mécanismes de l’évolution. Même si, en 1960, il publiait dans les Archives de Philosophie, un article intitulé « La théorie actuelle des mécanismes de l’évolution », on aurait pu croire que son investissement considérable en Ecologie, à partir de 1961, le détournerait de ses réflexions dans ce domaine. Il n’en fut rien, bien au contraire. Inéluctablement, Maxime Lamotte va s’acheminer vers une synthèse entre Ecologie et Evolution, synthèse qu’annonçaient, souvent de façon indirecte, nombre de ses travaux.
En 1978, par exemple, dans leur présentation du concept d’écosystème, Maxime Lamotte et François Bourlière écrivent que tout écosystème naturel mature est « formé d’un nombre plus ou moins grand d’espèces co-adaptées, mutuellement interdépendantes, ayant chacune un certain rôle à jouer dans la communauté ». Constatant qu’un écosystème ne possède pas d’organes de contrôle qui seraient analogues aux systèmes neuro-endocriniens des Vertébrés, ils reconnaissent que « l’écosystème n’est donc pas une sorte de « super-organisme » installé dans un ensemble de conditions physiques qui lui conviennent. ». Pour eux, la cohésion de la partie vivante de l’écosystème résulte de la « complémentarité d’intérêts » des espèces, résultant d’un ajustement de leurs valeurs adaptatives.
On retrouve là l’intuition magnifique mais oubliée, qu’avait eue presque un siècle auparavant, en 1887, le naturaliste américain Stephen Alfred Forbes. Considérant l’équilibre de la communauté des espèces vivant dans un lac, Forbes l’interprètait comme l’expression d’une « communauté générale d’intérêt de toutes les classes d’êtres vivants rassemblés » dans ce lac, phénomène résultant selon lui « du pouvoir bénéfique de la sélection naturelle qui impose des ajustements des taux de destruction et de reproduction pour chaque espèce tels qu’ils favorisent cet intérêt commun ».
Paradoxalement, pendant presque un siècle, l’étude des mécanismes de l’évolution, en particulier la génétique des populations, négligera largement leur dimension écologique. En 1985, dans l’introduction d’un article publié dans un ouvrage collectif issu d’un colloque tenu en Italie, Maxime Lamotte écrivait en effet :
« A ce jour, l’extraordinaire diversité des biocénoses, leur hétérogénéité et leurs variations continuelles dans le temps, n’ont pas reçu de la part des généticiens des populations l’attention qu’elles méritaient dans l’interprétation des modalités et des mécanismes de l’Evolution. Autrement dit, les apports des recherches écologiques, même quand ils sont devenus classiques, n’ont pas été intégrés suffisamment dans la compréhension de ce phénomène à la fois discret, grandiose et complexe qu’est l’Evolution des êtres vivants. »
Maxime Lamotte avait depuis toujours compris la dimension écologique des mécanismes de l’évolution. Dès 1946, il faut le rappeler, il voyait dans l’étude quantitative des populations naturelles « la meilleure voie pour faire progresser de façon sûre nos connaissances sur les mécanismes de la sélection naturelle ». Et, en 1960, dans sa présentation de la théorie synthétique de l’évolution, faisant le bilan des nombreux acquis des recherches en Génétique évolutive, il écrivait :
« Ces observations soulignent l’étroite dépendance des organismes vis-à-vis des facteurs externes et l’interdépendance non moins rigoureuse des espèces les unes par rapport aux autres. Elles mettent en évidence l’influence considérable du milieu sur la vie et montrent que l’Evolution est une perpétuelle adaptation des populations naturelles au milieu où elles vivent. L’ajustement s’y fait d’abord à l’échelle de l’ensemble du peuplement, où il agit sur les effectifs relatifs des différentes espèces, puis à celle des populations de chaque espèce, où il réalise l’équilibre du patrimoine génétique. ».
L’article publié en 1985 dans Scientia est intitulé : « La transformation des écosystèmes cadre et moteur de l’évolution des espèces ». A lui seul, ce titre manifeste déjà la synthèse qu’opère Maxime Lamotte entre écologie et évolution. Le cheminement est clair. Des données classiques sont d’abord utilisées pour montrer que la composition génétique des populations s’ajuste de façon rigoureuse et rapide au milieu et à ses variations. Les interactions, entre les espèces et le milieu et entre les espèces sont ensuite présentées comme le fondement du fonctionnement des écosystèmes. A partir de là, sont illustrées les conséquences au niveau génétique des changements du milieu abiotique, puis celles des changements d’étendue des écosystèmes, et enfin les conséquences des changements de composition spécifique de ceux-ci. L’idée générale qui est ensuite dégagée comprend deux volets :
  1. tout changement du système d’interactions impliquant une espèce modifie le contexte sélectif auquel elle est soumise ;
  2. puisque les espèces sont interdépendantes et souvent coadaptées, la co-sélection doit être un processus fréquent.
D’où l’appel à une théorie générale de la coévolution. Maxime Lamotte souligne en effet que la sélection naturelle « n’est définie que par rapport au contexte physico-chimique et biologique – l’écosystème – dans lequel elle intervient. Ce seront donc les variations de cet écosystème qui joueront le rôle majeur pour orienter les transformations. Dans ces conditions, la coévolution des organismes, loin d’être un phénomène rare, constitue le fondement même des mécanismes de l’Evolution. Elle accompagne la différenciation spatiale des entités coévolutives, différenciation qui se manifeste par la diversification des réseaux d’interactions dont le jeu caractérise le fonctionnement des écosystèmes ».
En 1994, Maxime Lamotte publie son unique ouvrage personnel, hormis ses livres sur les méthodes statistiques. Le titre en est « Théorie actuelle de l’évolution ». A l’évidence, Maxime Lamotte préfère le qualificatif « actuelle » à « synthétique » ; modestie du savant, incontestablement, savant qui dit ce qu’il sait aujourd’hui, sans nullement prétendre à une synthèse qui se voudrait définitive. Le principe de l’ouvrage est simple. Dans un premier temps, Maxime Lamotte explique la structure, le fonctionnement et les évolutions temporelles des systèmes écologiques ; il évoque aussi bien les variations à court terme que ce qu’il appelle « le renouvellement des biosphères » au cours des temps géologiques, renouvellement en dépit duquel les lignées évolutives sont continues. Une deuxième partie explique les mécanismes intervenant dans les transformations génétiques des populations, avec une insistance particulière d’une part sur les modalités de la sélection naturelle, notamment sur leurs aspects écologiques, d’autre part sur les phénomènes fortuits. La troisième partie est consacrée à la spéciation chez les organismes sexués, la dernière à l’évolution des lignées, à l’occasion de laquelle il consacre d’importantes pages à la cosélection, à la coévolution et à la coadaptation. La philosophie d’ensemble est bien résumée au terme de la conclusion. Tout en reconnaissant le rôle primordial de la sélection agissant sur des changements génétiques produits par des mutations, Maxime Lamotte insiste sur le fait que ce sont des mécanismes de nature écologique qui interviennent pour expliquer les modalités d’évolution des lignées au cours des temps géologiques. Les transformations de la biosphère sont en fin de compte le moteur de la transformation des êtres vivants, et la « prodigieuse variété des espèces et des biocénoses » qui peuplent la planète à une époque donnée s’explique par la diversité des contextes écologiques et leur variation au cours du temps.
La théorie actuelle de l’évolution, telle que présentée par Maxime Lamotte, est ainsi un transformisme généralisé, l’évolution des êtres vivants n’en étant qu’une modalité, provoquée et conditionnée par le changement écologique incessant de la planète.


4. L’HOMME, FACTEUR D’EVOLUTION

En envisageant, dès 1946, d’éclairer les mécanismes de la sélection naturelle par l’analyse quantitative des populations animales, Maxime Lamotte s’appuyait sur une conviction qu’il a explicitée en 1956 dans sa notice de Titres et Travaux. Il rappelle en effet que si l’Evolution est un phénomène historique qui se déroule sans se renouveler, un progrès décisif dans l’étude de ses mécanismes a été fait lorsque l’on a admis que des processus évolutifs se produisent de nos jours. Aussi, écrit-il, « Il importe, par conséquent, de rechercher parmi les faits biologiques connus ceux qui sont capables de jouer un rôle dans l’Evolution et de montrer dans quelle mesure ils interviennent effectivement, c’est-à-dire d’étudier les « phénomènes actuels » de l’Evolution ». Il se permet alors un rapprochement audacieux : expliquant qu’il avait été frappé par les « successions brutales de faunes qui semblaient se produire à de nombreuses époques géologiques et qui avaient amené Cuvier à parler de « révolutions » », il lui est apparu « qu’un phénomène du même ordre se déroulait actuellement sous nos yeux. Dès mes premières recherches faunistiques en Guinée, je fus surpris en effet des différences essentielles qui existent entre les peuplements animaux des milieux primitifs et ceux des milieux « secondaires », occupés et remaniés par l’homme ».
D’où une prise de position très importante ; il écrit en effet :
« Il est incontestable que l’occupation progressive par l’homme de toute la superficie d’une région, telle qu’elle se produit actuellement sous nos yeux avec une rapidité sans pareille, doit amener de profondes modifications de la faune. Ces transformations me semblent un aspect essentiel, et jusqu’ici négligé, des phénomènes évolutifs. Elles sont le « phénomène actuel » qui correspond le plus à l’aspect de l’Evolution qu’étudient les Paléontologistes, car le rôle joué aujourd’hui par l’homme a pu l’être autrefois par d’autres facteurs de perturbation tels que l’apparition de végétaux nouveaux, ou encore des modification sensibles des données climatiques ».
Ainsi, Maxime Lamotte n’hésitait pas à comparer la transformation considérable et rapide de la planète par les activités humaines aux changements majeurs qu’a connus la biosphère à diverses époques. C’était là faire un rapprochement du même ordre que celui qui est fait seulement depuis quelques années par ceux qui parlent des « crises de la biodiversité ».
Dès le départ, Maxime Lamotte voit donc en l’homme un facteur majeur d’évolution, dont les actions ont pour conséquence des phénomènes dont l’étude doit permettre de comprendre certains mécanismes évolutifs. Mais il le voit comme un facteur « extérieur » à la nature : dans sa notice, il dit même s’être « proposé d’étudier les transformations de la faune qu’entraîne, dans une même région, la mainmise progressive de l’homme sur la nature », utilisant ainsi un vocabulaire reflétant une idéologie selon laquelle l’homme serait en quelque sorte en dehors de la nature. En cela, il s’inscrit dans l’air de son temps, caractérisé, notamment dans les milieux de la protection de la nature, par une vision négative de l’homme, ressenti comme un facteur de perturbation, voire de destruction des équilibres naturels. Mais il ne faudrait pas caricaturer une pensée qui, en outre, a évolué au cours du temps. Certes, Maxime Lamotte maintiendra longtemps une conception de l’écologie comme une « biologie de la nature », la nature étant considérée comme la plus naturelle possible. En 1984, dans une nouvelle version de l’article « Ecologie » publié dans l’Encyclopaedia Universalis, il écrit en effet, après avoir évoquée cette « véritable biologie de la nature » :
« Si l’étude des relations de l’homme avec son environnement déborde le cadre de l’écologie ainsi définie, celle-ci n’en est pas moins indispensable à la compréhension de ces relations : la connaissance du fonctionnement des systèmes écologiques et des mécanismes assurant leur stabilité fournit en effet les fondements d’une gestion rationnelle et intégrée des écosystèmes ».
Cette conception résulte d’une double influence : celle de l’esprit du Programme Biologique International, dont le but était de mieux connaître la productivité des écosystèmes et les mécanismes qui la conditionnent afin d’en permettre la meilleure utilisation possible ; celle d’un enseignement que Maxime Lamotte fonda en 1969, avec d’autres écologues, à l’initiative de la Commission nationale française pour l’UNESCO. Destiné principalement à des jeunes diplômés de pays en développement, cet enseignement post-universitaire était consacré à l’étude et à l’aménagement des milieux naturels. On comprend alors que Maxime Lamotte n’ait jamais porté un regard négatif sur l’utilisation des écosystèmes par les humains. En 1984, dans le prolongement de cet enseignement, dont le titre était devenu entre temps « Fondements et pratiques de l’aménagement intégré des territoires », Maxime Lamotte a dirigé un ouvrage collectif où il développe une conception de l’aménagement intégrant totalement les hommes et leurs activités dans des espaces écologiquement hétérogènes. A tel point que, dans un chapitre que nous avons rédigé ensemble (Blandin & Lamotte, 1984), nous avons créé le terme « écocomplexe » pour désigner des ensembles d’écosystèmes interactifs, plus ou moins artificialisés, qui ont été modelés chacun par une histoire naturelle et une histoire humaine particulières. Ainsi l’homme, facteur de transformation de la biosphère, se trouvait-il « réintégré » dans des systèmes écologiques dont nous affirmions qu’ils étaient indissociablement patrimoine naturel et patrimoine culturel.
Au terme de ce bref parcours dans ce qui me semble être le cœur de la réflexion scientifique de Maxime Lamotte, on ne peut qu’être frappé par la grande cohérence d’une pensée qui certes s’est déployée, enrichie, affinée au fil des années, mais dont les idées essentielles étaient présentes, souvent de façon remarquablement claire, dès le début. Un début de naturaliste enthousiasmé par le problème des mécanismes de l’évolution, qui les abordait dans le cadre de sa thèse en même temps qu’il tirait les premières leçons de ses recherches sur la faune du Mont Nimba. Maxime Lamotte, grâce à cette double expérience, mesurait toute l’importance de la quantification des populations pour appréhender les mécanismes de la sélection naturelle.
Mais, en engageant des recherches quantitatives sur les communautés animales, il ouvrait aussi la voie à l’étude quantitative de la productivité des écosystèmes, voie dans laquelle il s’engagea tout naturellement avec le projet de Lamto, conforté par la thématique du Programme Biologique International. Le fort accent mis sur les transferts trophiques et la productivité aurait pu détourner Maxime Lamotte de son intérêt premier pour les mécanismes de l’évolution. En apparence, il en fut peut-être ainsi, pendant quelque temps. Mais, en réalité, sa compréhension de plus en plus approfondie du concept très riche d’écosystème, avec la prise en compte de la diversité et de la complexité des interactions, y compris avec notre espèce, allait lui permettre de proposer dès le milieu des années 1980 un rapprochement entre Ecologie et Evolution qui ouvrait la voie à une théorie plus synthétique que jamais.
En 1982, se tenait un symposium international de la British Ecological Society intitulé « Evolutionary Ecology », qui réunissait pour l’essentiel des chercheurs du Royaume-Uni et des U.S.A. Les actes en ont été publiés deux ans plus tard (Shorrocks, 1984). Dans un premier chapitre intitulé « The importance of evolutionary ideas in ecology – and vice versa » (Bradshaw, 1984), l’auteur affirmait que les écologues, parce qu’ils travaillent dans des endroits particuliers, à des moments particuliers, sur des espèces dont les propriétés leur semblent fixes, n’ont rien à faire de l’évolution. Si l’on admet que ce constat reflétait la situation de l’écologie anglo-saxonne au début des années 1980, on mesure combien la vision de Maxime Lamotte était en avance sur son temps.


Références
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