Patrick Lavelle

« Lamto et la science des écosystèmes »

Dans la grande spirale des idées qui, de façon cyclique, nous fait revisiter des
thèmes depuis longtemps oubliés, le travail fait à Lamto entre 1960 et 1990 sous la direction de Maxime Lamotte ne sera pas oublié. Près de cinquante ans après son début, l’histoire du projet mérite qu’on l’analyse. On rendra hommage au passage à son initiateur, à sa vision novatrice qui allait créer une pensée écologique originale dans notre pays et au professeur passionné et humain, totalement investi dans la génération des idées et la formation de ses disciples.
Les historiens ont décrit l’immense aventure humaine que fut le projet Lamto
(LACHENAL, 2002 ; VUATTOUX et al., 2006). D’autres scientifiques ont poursuivi la valorisation de ces travaux et de ceux qui les continuèrent (ABBADIE et al., 2006). Cet article est le témoignage d’un chercheur qui a travaillé près de trente ans à Lamto, reconnaissant à Maxime Lamotte de l’avoir invité et guidé dans cette entreprise.
Chacun vécut à Lamto ces moments précieux où le caractère se forge au contact
de la réalité crue des tropiques, du choc des cultures, de l’oppressante pauvreté et de la cohabitation forcée avec des compagnons très divers. Lamto fut d’abord cela, pour chacun d’entre nous.
Pour le Biologiste, la découverte de ces écosystèmes est une expérience unique en raison du foisonnement des espèces et de la luxuriance des formes de vie dans des écosystèmes où la créativité du vivant est intense, inventant des formes de vie impossibles ailleurs.
Naturaliste au savoir encyclopédique, Maxime Lamotte était passionné par l’Évolution. Lorsque ce thème apparaissait au détour des discussions, à l’heure du café à l’ENS, l’atmosphère se faisait plus dense et peu se mêlaient à la discussion tant les interlocuteurs donnaient l’impression d’y être personnellement investis. Il est cependant surprenant que sa façon d’aborder la nature sera finalement une vision plutôt comptable s’appuyant plus sur la statistique que sur la biologie fondamentale.
Le fonctionnement thermodynamique de l’écosystème sera ainsi l’objet du projet de Lamto. Le flux d’énergie qui traverse la terre, système thermodynamique ouvert, crée des structures dissipatrices, les écosystèmes. Étudier la structure et le fonctionnement d’un écosystème, c’est ainsi décrire le résultat de la fusion des lois de la biologie et de la physique dans un exercice transdisciplinaire alors sans précédent : quantifier le bilan d’énergie d’un écosystème.

MESURES ET DÉMESURE

Dès le début des années 1940, Maxime Lamotte mit au point sur le Mont Nimba en Guinée la méthode des relevés quantitatifs qui consistait à récolter tous les individus présents sur une aire déterminée, à les identifier, à les compter, les peser par espèces ou individuellement pour construire jour après jour ces immenses jeux de données qui permettraient le bilan ultime.
Mieux valait pour cet exercice un milieu « simple », « homogène » et accessible. Délaissant ainsi la prairie d’altitude du Mont Nimba, Maxime Lamotte choisit avec l’aide de Jean-Luc Tournier le site qui allait ensuite être baptisé du nom « africain » de Lamto (comme LAMotte et TOurnier). Un site d’une grande beauté où la savane d’un vert uniforme était dominée par les palmiers rôniers, pareils aux « chapiteaux corinthiens d’une Timgad oubliée » comme le dirait joliment Yves MONNIER (1968). Le vert, uniforme aux yeux crédules de l’écologiste, recouvrait bien sûr une hétérogénéité très grande sur laquelle il faudra encore des décennies de patientes études pour décrypter la minutieuse structure biologique qu’elle recouvre.
En route vers les précieux bilans, chacun passa par les étapes obligées, chacune dominée par une discipline différente : la taxonomie et la biogéographie associée, puis la démographie et la dynamique des populations, la structure et la dynamique des peuplements et enfin la physiologie avec la mesure de la production, de l’assimilation, de la respiration et de l’excrétion. Des jeux de données immenses, souvent uniques, ont été accumulés à Lamto durant ces années-là. Peu nombreuses sont les thèses-monuments qui finalement continrent tous ces éléments, mais au bout du temps, on parvint à aligner les bilans des principaux groupes, puis à les unir dans un seul et même schéma, synthèse de trente ans de travail, de centaines de thèses et d’articles.
On confirma à Lamto que l’essentiel de l’énergie captée par les plantes termine dans la chaîne des décomposeurs, avec cependant une valeur (95 %) très inférieure aux quelques autres mesures du même genre obtenues dans les déserts ou les régions tempérées où ce pourcentage est souvent compris entre 99 et 99,5 % (LAMOTTE, 1977, 1981, 1989).

Particularités culturelles

Lamto fut durant vingt ans le creuset où se formèrent de très nombreux écologistes français dont beaucoup devinrent ensuite les cadres de cette discipline, jusque dans les années récentes. Cette génération bénéficia de conditions spéciales devenues très rares dans l’univers scientifique actuel, contraint et forcé de produire avec efficacité de la science rapide maintenue dans les limites plus rigides d’une langue unique.
Le chercheur de Lamto séjournait longtemps sur le terrain ; des séjours de 12 à 15 mois consécutifs étaient fréquents. Le prix élevé des billets d’avion et la nécessité de suivre au minimum un cycle annuel et demi pour couvrir l’ensemble des saisons imposaient ce format auquel peu échappèrent. Beaucoup vécurent ainsi cette expérience unique qui consista à être présent sur le terrain et à observer jour après jour les changements progressifs de la nature au cours des saisons, l’adaptation des espèces à travers leurs cycles reproductifs et leur phénologie, l’observation de phénomènes parfois fugaces, mais critiques pour la compréhension de la dynamique des populations. Un tel séjour sur le terrain est pour l’écologiste un capital inestimable qui sert ensuite de référence tout le long d’une carrière. Maxime Lamotte, naturaliste hors pair et passionné, avait perçu l’importance de la qualité de l’observation naturaliste, nécessaire mais pas suffisante pour collecter des jeux de données écologiques de valeur.
L’apprentissage de la multidisciplinarité fut l’autre grande particularité culturelle de Lamto. Favorisée par la cohabitation à longueur d’année avec les camarades doctorants, dans une ambiance conviviale, elle a permis à chacun de se forger une culture d’autant plus large qu’on était plus curieux, un autre élément de valeur dans le bagage scientifique du chercheur de Lamto. Il faut tout de même remarquer que cette multidisciplinarité n’irait pas souvent jusqu’à la transdisciplinarité (tout de même limitée au champ de l’écologie), laquelle resta longtemps le champ d’action spécifique de Maxime Lamotte qui réalisa les synthèses successives des divers travaux (LAMOTTE, 1977, 1981).
Il faut cependant noter que les travaux réalisés à Lamto dans de nombreux domaines ont débouché sur des avancées théoriques significatives. En écologie du sol, par exemple, le concept d’ingénieur de l’écosystème illustré par les travaux sur les vers de terre, les termites et les fourmis, et les travaux de microbiologie du sol menés en parallèle, a inspiré une vision du sol dans laquelle le rôle du mutualisme est mis en avant (LAVELLE et al., 2006). L’analyse comparative des stratégies démographiques amena plusieurs chercheurs à s’interroger sur la valeur adaptative globale de cette caractéristique et sa réponse, à une échelle plus globale, aux contraintes spécifiques de chaque écosystème (BLANDIN et al., 1977).

Les messages oubliés

Le succès des recherches à Lamto repose largement sur la qualité des observations de terrain et la densité exceptionnelle des jeux de données, permise par l’emploi d’une main d’oeuvre locale experte dans l’observation naturaliste. L’expérimentation, quoique non totalement absente, ne se développa qu’assez tard, après que l’essentiel des identifications et de l’observation des cycles ait été réalisée. C’est après cette période, dans les années 90, que se développèrent de nouvelles recherches avec des expériences de type agronomique et un intérêt plus grand porté aux questions de la mise en valeur des sols.
Le thème ultime des recherches menées à Lamto sous la direction de Maxime Lamotte fut le cycle de l’énergie. Démunie de bien des équipements scientifiques sophistiqués, le laboratoire disposait ainsi d’un lyophilisateur et d’une bombe calorimétrique qui fonctionnèrent régulièrement pendant de nombreuses années. De nos jours, bien que pas totalement oublié, ce thème n’est plus fréquemment abordé. Une dizaine d’articles par an tout au plus, selon ISI web of science, y sont consacrés. Ce rôle organisateur de l’énergie décrit à Lamto et dans quelques sites du Programme Biologique International a cependant nourri le concept d’emergy développé par ODUM (1996) qui distingue les composants vivants ou inanimés de l’écosystème par la quantité d’énergie qu’a nécessité leur formation. C’est ainsi qu’un prédateur en bout de chaîne trophique représente un investissement énergétique plus important qu’une plante ou un herbivore.
Les bilans énergétiques établis à Lamto montrent aussi l’importance de l’investissement énergétique des organismes ingénieurs, vers de terre ou termites, dans la création de structures stables dans le sol. Chez les vers de terre par exemple, 95 % de l’énergie assimilée part dans la respiration nécessitée par le gigantesque travail mécanique effectué par ces animaux pour se nourrir d’une terre si pauvre en matière organique. Les quelque 1000 t. par hectare de terre ainsi ingérée chaque année sont transformées en turricules qui, une fois séchés et stabilisés, forment les composants de la structure macroagrégée du sol. Celle-ci est propice à l’infiltration et à la rétention de l’eau, dans un sol pourtant excessivement sableux, et elle permet le stockage et la rétention de la matière organique dans des structures très compactes où l’activité microbienne est réduite au minimum (MARTIN, 1991).
L’analyse de la structure des peuplements animaux ou végétaux a été au coeur de nombreuses recherches. L’existence de lois relativement précises dans l’étagement des espèces sur des diagrammes rang fréquence a été l’objet de nombreuses discussions (LECORDIER, 1980). Il est intéressant de voir que ce thème, pratiquement disparu à la fin des années 80, resurgit, appliqué dans de nouvelles approches théoriques comme, par exemple, la théorie de l’auto-organisation (PERRY, 1995 ; LAVELLE et al., 2006).

CONCLUSION

En 2009, la station de Lamto est dirigée par le professeur Souleymane Konaté (Université d’Abidjan-Abobo). Elle s’est modernisée et sert de base aux stages d’étudiants, à des projets de recherches diversifiés et à divers évènements scientifiques nationaux ou internationaux (http://lamto.free.fr/). Dans la bibliothèque rebaptisée au nom de Maxime Lamotte, des trésors d’information biologique et écologique reposent, dans les volumes un peu usés par le climat et les multiples consultations. Témoin d’un âge d’or révolu, l’anthropocène à peine entamé, tous nous espérons que Lamto devienne aussi le point chaud de la reconquête des écosystèmes que Maxime Lamotte et ses 1000 disciples ont peint dans la multitude de leurs formes de vie et de leurs énergies.